Des notes égrenées semblent dilater le temps, leur répétition et leurs multiples combinaisons évoquant (invoquant ?) les innombrables irisations de la lumière qui accompagnent l’aube, ce rituel aussi inéluctable qu’imprévisible. Avec sa Musique pour le lever du jour, composée sur une période de deux années et achevée en 2017, Melaine Dalibert disait à l’époque avoir voulu créer « une pièce infinie », sans début ni fin. Subtiles, impalpables, à la fois complexes et minimales, les variations formant cette lente composition d’une heure, dédiée au pianiste belge Stéphane Ginsburgh, laissaient s’épanouir les silences et les résonances en autant de nuances de couleurs. Le CD, publié par le label américain Elsewhere Music dirigé Yuko Zama, avait été classé par France Musique parmi les 100 meilleurs de l’année 2018. Sa pochette, abstraite et colorée, était l’œuvre d’un certain… David Sylvian.
Entre-temps, Melaine Dalibert a interprété sa Musique pour le lever du jour dans une grande variété de contextes. L’éprouver ainsi in vivo, à l’aurore ou au crépuscule, en salle comme au grand air, l’a conduit à en concevoir une version ramassée, d’une vingtaine de minutes – « un format (celui d’une face de LP,) dans lequel je me sens bien en live », dit-il. Entre-temps, il a également publié chez Elsewhere Music trois autres disques, dont les pochettes, également abstraites et colorées, étaient toutes signées par son glorieux aîné. Un aîné dont il a eu le loisir de découvrir le travail, en commençant par le côté abstrait – les albums Blemish et Manafon, soit le versant le plus expérimental de sa production vocale – et atmosphérique.
On l’oublie trop souvent : David Sylvian n’est pas uniquement, en solo comme avec son groupe Japan (1974-1982), l’une des voix les plus singulières et les plus envoûtantes de l’histoire de la pop. Il est aussi l’auteur d’une œuvre ambient tout à fait considérable. En témoignent les disques que, depuis le mitan des années 1980, il a consignés avec Holger Czukay, Jon Hassell, Robert Fripp, Ryuichi Sakamoto, Christian Fennesz ou Stephan Mathieu, ainsi que ses nombreuses pièces instrumentales, parfois composées pour des installations, et partiellement compilées dans le double CD Camphor (Virgin, 2002). Ainsi, c’est presque spontanément, par la grâce d’affinités communes et d’une estime réciproque, que l’auteur (avec Ryuichi Sakamoto) de Forbidden Colours en est arrivé en 2021 à intervenir sur deux morceaux de l’album Night Blossoms, ornant d’un voile de textures électroniques impressionnistes l’abstraction apparente de ces pièces algorithmiques. Leur auteur avait alors beaucoup apprécié « cette manière assez discrète de participer au halo résonant du piano ».
Les deux pièces qui forment Vermilion Hours ont aujourd’hui des airs d’aboutissement. Des airs aussi – et ce n’est pas son aspect le moins émouvant – de passage de témoin, si l’on songe qu’entre Melaine Dalibert (né en 1979) et David Sylvian (1958), il y a le même écart d’âge qu’entre ce dernier et Czukay (1938-2017) ou Hassell (1937-2021)… Vermilion Hours, c’est donc d’abord cette relecture de Musique pour le lever du jour, dans une version à la fois condensée et étirée. « Je n’étais plus tout à fait en phase avec le tempo un peu trop pressé de la première version, je voulais me rapprocher de l’’énergie’ que je trouve la plus juste pour cette musique », explique Melaine. L’enjeu, c’était de ne pas altérer la magie de la version « longue », de ne rien abdiquer en matière de trame et de qualité atmosphériques. Et de laisser la place, aussi réduite fût-elle, permettant aux traitements électroniques de David Sylvian de venir « baroquiser » l’ensemble. Le terme paraîtra comique, tant l’électronique ici se fait minimaliste et discrète. Mais pour être retenue, elle n’en exerce pas moins une force indéniable, démultipliant délicatement le jeu des résonances et des harmoniques qui était déjà à l’œuvre : comme si cette aube rougeoyante se reflétait dans l’eau et s’y diffractait à l’infini… « Mon écriture est assez théorique, très ‘systématique’, explique Melaine Dalibert, et Arabesque, l’autre pièce du disque, en est un bon exemple : « C’est une pièce ‘spectrale’, au sens où tout repose sur une note fondamentale, le fa le plus grave du clavier, d’où émane sa série d’harmoniques, esquissant un lent mouvement sinusoïdal… Mais je pense que tout système doit être humanisé pour être touchant. Mon envie était de faire subir à ces procédés d’écriture rationnels et ‘cliniques’ une transformation organique. L’électronique n’agit pas comme un contrepoint, une contribution narrative, mais plutôt comme une vibration, une aura. Cela me fait penser au fond d’une peinture, notamment aux tableaux de Paul Klee, qui préparait ses fonds de toile pendant des semaines : c’est ce qui donne toute leur profondeur aux formes et aux figures… » C’est bien une « musique-paysage » que celle-ci où l’on pourra, si l’on tend bien l’oreille, entendre à l’arrière-plan chanter des oiseaux. Et c’est tout le prix de ces harmonies suspendues et de ces heures vermillon, qui nous transportent comme seule la contemplation de la nature sait le faire dans un autre espace-temps, un bain de son qui est aussi cure de jouvence.
David Sanson